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François Enaud et Michèle Pasteur : l'interview croisée

Contenu détaillé

A l'occasion du rapport annuel 2021, le président, François Enaud, et la directrice, Michèle Pasteur, ont partagé leur vision du système social français et le rôle de l'Ansa pour relever les défis actuels et futurs. 

Qu’est-ce que ces deux dernières années de crise sanitaire ont révélé sur la société française et comment ce contexte impacte l’activité de l’Ansa ?

 

 F. ENAUD   François Enaud : 

 

Deux caractéristiques définissent cette crise comme étant exceptionnelle : son ampleur et son imprévisibilité. Comme toute crise, elle a mis notre société sous une tension extrême, ce qui n'a pas manqué de révéler des fragilités que nous soupçonnions sans doute avant sans en prendre toute la mesure. Des fragilités au niveau de nos systèmes collectifs primordiaux comme la santé ou l'éducation, mais aussi et peut-être davantage encore, de nouvelles fragilités individuelles inhérentes aux évolutions de notre modèle de société. Je pense  notamment à l'uberisation du travail qui montre à quel point notre système de protection sociale a été pensé sur le modèle du salariat alors que le monde du travail s'organise de plus en plus en dehors de ce cadre.

Les élections que nous venons de vivre à la sortie de la crise ont aussi révélé une nouvelle fracture qui s'est exprimée comme jamais dans les urnes, la fracture villes-ruralité en matière de services publics et de transition écologiqueIl y a beaucoup d’analogies dans les luttes contre la pauvreté et contre le réchauffement climatique : pour certains c’est une question d’ordre philosophique, pour d’autres c’est juste une question de survie. Les séquelles ne sont pas du tout les mêmes selon les situations. 

Ces constats de sortie de crise ne nous sont pas totalement étrangers mais ils nous renvoient aux fondamentaux de notre raison d'être : lutter contre les inégalités et faire évoluer les politiques publiques concernées dans ce sens, en pleine conscience des vulnérabilités de notre société. L’Ansa, comme beaucoup d’acteurs, se préoccupe de cette question au niveau curatif comme au niveau préventif. 

Par ailleurs, si elle a mis en lumière nos faiblesses, cette crise a fort heureusement été aussi révélatrice de ce que l’homme a de meilleur : l’effort collectif et les sacrifices individuels témoignent de cette force. C'est rassurant de voir que les meilleurs remèdes sont à notre portée : à court terme, la solidarité de proximité peut s'avérer plus efficace que les grandes politiques nationales. Malgré tout, cette période a également prouvé la solidité de notre système de protection sociale. L’Etat providence aurait pu se montrer défaillant, absent, ou impuissant : le « quoi qu’il en coûte » prouve l'inverse.

 

M.PASTEUR    Michèle Pasteur : 

 

Ces 2 dernières années, et le contexte actuel de guerre et d’inflation, ont remis en avant cette question du social et de la justice sociale. Depuis plus d’une dizaine d’année, la question environnementale a pris une place considérable, mais a occulté en partie cette dimension sociale. Ces derniers mois, on assiste à une convergence des luttes, renforcée par la prise de conscience du caractère non-infini des ressources de notre planète. Cette idée de la finitude interroge sur la répartition de ces ressources et donne ainsi une nouvelle dimension à la question du partage des richesses. Les deux enjeux sont intrinsèquement liés : si on parle de transition écologique, sous l’angle essentiellement environnemental, on doit aussi l’assortir d’une réflexion et d’actions relatifs à la justice sociale.

Cette crise sanitaire et le mouvement des gilets jaunes auparavant, ont mis en visibilité cette question sociale. Prendre en compte la paupérisation et le risque de paupérisation d’une part croissante de la population, n’est pas un sujet à la marge : il nous concerne tous. Ce lien effectif et opérationnel entre nouveau modèle de développement économique, plus respectueux des ressources et le partage des richesses et de la valeur produite reste encore à tisser.

La crise a également révélé le manque de reconnaissance de la place majeure du travail social et des métiers du soin. Aujourd‘hui c’est devenu un acquis : ceux qui participent au bien-être et au bien-vivre de la société, ce ne sont pas forcément ceux qui produisent de l’argent. Cette utilité sociale doit être certes reconnue au travers de mesures urgentes comme la revalorisation des salaires, un changement dans le management ou encore une réforme rapide de l’hôpital. Elle doit également être pensée autour de démarches structurantes de long terme qui permettent plus d’interactions entre l’approche santé et l’approche sociale, dans un accompagnement plus global de la personne en situation de vulnérabilité. Car les situations de vulnérabilité dans la société d’aujourd’hui sont multiples et concernent un nombre croissant de personnes : âgées comme jeunes ; vivant en milieu rural ou récemment arrivées suite à un parcours d’immigration ; porteuses d’un handicap ou isolées ; parents isolés ou enfants issus de familles en grande difficulté...

Ces constats et prises de conscience constituent le cadre dans lequel l'Ansa inscrit et fait évoluer son action, en cohérence avec sa raison d’être de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion.

 

Comment l’Ansa se positionne face aux futurs défis du système social français ?

 

 F. ENAUD   François Enaud : 

 

Notre société doit adapter continuellement les politiques sociales et publiques aux réalités vécues. J'identifie un double défi pour que l'Ansa contribue pleinement aux transformations du système social dans les années à venir. Il s'agit non seulement de maximiser l'impact de nos initiatives et de toutes celles que nous accompagnons mais également de prévenir l'émergence de nouvelles précarités. Je pense par exemple à la prévention des inégalités dès la petite enfance, sujet sur lequel  nous sommes très engagés et qui est devenu depuis une évidence en termes de priorités d'actions.

Ces défis qui s'imposent à nous ont selon moi deux conséquences directes pour notre agence et notamment pour notre mode opératoire. La première est sans doute de nous focaliser davantage sur la transformation des pratiques plutôt que sur l'innovation comme levier d'action. La seconde conséquence pour un maximum d'impact est de fédérer et favoriser encore plus le "faire ensemble". C'est une qualité reconnue de l'Ansa mais il faut aller plus loin dans le développement d'un modèle d'engagement hybride mixant public et privé. Le social n'est plus l'exclusivité du domaine public. Il y a aujourd'hui une volonté des entreprises à agir sur le plan social et sociétal au point de l'inscrire dans leur mission : ne passons pas à côté de cette évolution majeure et sachons fédérer et animer les énergies collaboratives d'où qu'elles viennent.

C’est un juste équilibre à trouver entre réflexion, anticipation et action.

 

  

M.PASTEUR    Michèle Pasteur : 

 

Aujourd’hui en France, les inégalités croissent à nouveau et à l’inverse la pauvreté ne décroit plus. La finalité de l'Ansa  est de contribuer à éradiquer la pauvreté et tout risque de retour à la pauvreté, et nous sommes convaincus que ce combat est un investissement et non une dépense. C’est pourquoi notre action s’inscrit dans la recherche de transformations qui ne soient pas seulement conjoncturelles, mais surtout structurelles

La force de notre système social français, c’est son caractère universel dans la recherche d’une société où chacun, chacune puisse être pleinement citoyen.ne. Cela induit de garantir à toute personne vivant en France un quotidien permettant de répondre à ses besoins vitaux et d’être acteur de la société. L'enjeu pour demain réside dans le maintien de cette démarche universelle de solidarité tout en faisant preuve de discernement. Cet universalisme « proportionné » vers lequel tendre doit permettre de s’appuyer sur un socle commun mixé à des démarches spécifiques, adaptées aux singularités, et opérationnelles. L’enjeu de notre protection sociale pour la suite de ce 21e siècle est de parvenir à cet équilibre complexe.

Aujourd’hui l’Ansa est souvent positionné en interface entre les acteurs centraux et les acteurs territoriaux en prenant l’innovation « de solution » mais aussi et de plus en plus de « gouvernance » comme levier de dialogue et d’actions. L’innovation de gouvernance veut rendre effective la « coopération à tous les étages », pour faire naître une intelligence collective facilitant la compréhension, identifiant les complémentarités et donnant  à chacun d’apporter le meilleur. Cette innovation sociale, dont le territoire est souvent le creuset, s’alimente des expertises des citoyen.nes directement concerné.es et des personnes qui les accompagnent. L'Ansa œuvre ainsi pour qu’elles aient toute leur place dans des démarches de concertation, de mise en œuvre et de diffusion d’innovations réellement transformatrices, au côté des acteurs publics et privés du champ social.

A ce titre, les programmes du Plan d’investissement dans les compétences PIC  déployés au cours des 4 dernières années sont exemplaires.  L’acteur central, avec ses ministères, a posé un cadre facilitant les coopérations territorialisées et donnant la possibilité d’innover dans le temps long, sur plusieurs années. C’est une démarche d’avenir avec laquelle l’Ansa se sent très en phase.

Un autre défi réside dans l’équilibre à trouver entre l’action sociale publique « classique »  et les nouvelles structures issues de l’entrepreneuriat social. Le développement de l’économie sociale et solidaire (ESS) témoigne du besoin de donner du sens à l’économie, et c’est une excellente nouvelle. Cela amène toutefois à la croissance rapide d’un ensemble  de start-up sociales, innovantes et très attractives pour les jeunes professionnels, largement financées par des fonds privés, face à un secteur social public et apparenté, en mal d’attractivité et lui-même en recherche de sens. Il manque une passerelle entre ces deux mondes, qui pourraient positivement s’irriguer mutuellement et contribuer ensemble aux transformations nécessaires du champ social. L’Ansa peut avoir une posture privilégiée pour construire ce lien  du fait de son positionnement entre ces deux écosystèmes.

Enfin, pour construire ce nouveau socle commun induit par l’approche universelle, tout en faisant preuve de discernement quant aux réponses à déployer, une connaissance fine des situations, partant du réel et du vécu des personnes, est essentielle. L'Ansa, par sa connaissance d’une grande diversité d’acteurs et de leurs évolutions depuis près de deux décennies veut concourir à cette fabrique collective et coopérative de connaissances. Ce n’est, en effet, que par ce croisement qu’une connaissance ciselée, nuancée, en cohérence avec l’universalisme proportionné pourra être pleinement au service d’une société pleinement inclusive.